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jeudi 21 juin 2012

ABC


Le jour à peine levé dans la grisaille de ce mois de février, le quartier est bouclé et les voitures ne passent plus.
Les façades des immeubles alentour se couvrent d’un linceul blanc après que la population a été invitée à quitter les lieux et à se regrouper dans le gymnase.
Sous la pluie battante, casques jaunes, casques rouges et casquettes bleues s’affairent dans un ballet absurde autour de la haute silhouette décharnée, blessée, spectre primordial qui s’impose à la vue de tous.
Le temps est suspendu dans l’attente de l’échéance. Seuls les talkies-walkies aux mains des uniformes et les téléphones portables sous les capes de pluie n’ont de cesse de troubler le silence.
Un hélico survole la zone dans le bourdonnement de ses pales, insecte rouge dans le ciel gris que les rayons du soleil maintenant au zénith n’arrivent pas à percer. 
Un laser vert dessine un cœur sur le flanc massif qui tout à l’heure subira un ultime assaut de l’intérieur même de ses entrailles.
La veille, ce fut un déploiement de lumière et de couleurs qui avant l’agonie a retracé le film de sa vie. Quarante ans déjà !  Plus de huit cents familles ont vécu en son sein. « Démolissez-moi oui mais pas trop vite » Un clin d’œil à la chanteuse qui se produisait tout près d’ici il y a quelques jours et fêtait, elle, ses quatre-vingts ans ?
Un coup de corne de brume au travers la bruine vrombissante, millions de gouttelettes d’eau projetées par les turbines des brumisateurs, qui s’élèvent de part et d’autre des façades. 
La grande pelle jaune, immobile, distille alors sa force hydraulique dans les tuyaux qui serpentent au sol et se hissent jusqu’au septième étage.
La presque douzaine de vérins rouges pousse de toute sa puissance huileuse sur les refends du château de cartes. Lutte ultime entre le béton et la force obscure qui se propage dans les tubes d’acier. Lutte inégale, voulue par des hommes calculateurs qui ont joué du marteau piqueur et de la disqueuse pour affaiblir la matière.
Les murs plient et après un léger mouvement latéral, les étages supérieurs descendent écroulant dans leur chute l’ensemble du bâtiment dans un bruit assourdissant.
Le nuage blanc qui a flotté quelques dixièmes de secondes à mi-hauteur de l’édifice, s’agrandit absorbant dans ses volutes cotonneuses l’effondrement. Il s’élève et se répand en tout lieu pour  effacer momentanément les stigmates de la bataille.
C’était environ la quatorzième heure quand le soleil s’éclipsant, l’obscurité se fit sur la cité tout entière…
Lorsque la lumière réapparaît après quelques minutes, une fine couche de poussière grise recouvre le paysage au cœur duquel émergent de l’immense tas de gravats, enchevêtrement de béton déchiré et d’aciers tordus, les restes encore debout des murs déchiquetés, aiguilles pointées vers le ciel évoquant inexorablement l’image d’un bombardement. 
« Mais les souvenirs eux ne seront jamais détruits » (Parole d’habitants : Samira).

Victor

(texte écrit le 18 février 2007)

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